Dr. Ibrahima Sangho, expert du processus électoral : “La carte biométrique sera l’épine dans le pied des autorités de la Transition”

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«Les six (6) grandes élections prévues ne pourront nullement se tenir».

Dans une interview qu’il nous a accordée, Dr. Ibrahima Sangho, expert du processus électoral au Mali et en Afrique, ne porte pas de gants pour démontrer le caractère irréaliste du chronogramme proposé par la Transition à la Cédéao pour la levée de l’embargo et qui oblige désormais le pays. Tout en soulignant les incongruités qu’il recèle, il fait néanmoins des propositions utiles qui devraient permettre au Mali de sortir la tête haute de l’embrouillamini créé. Exclusif.

Aujourd’hui-Mali : Vous avez accumulé une somme d’expériences indéniable dans la conduite des processus électoraux au Mali et en Afrique depuis presque deux décennies, pouvez-vous nous situer sur les préparatifs des élections de fin de Transition prévues dans un an au Mali ?

Dr. Ibrahima Sangho : Merci beaucoup pour l’opportunité. J’évolue dans le domaine électoral depuis 1996 au Mali et en Afrique. Par rapport aux préparatifs des élections, je dois dire que le calendrier électoral, communiqué à la Cédéao pour la levée de l’embargo sur le Mali en juillet 2022, s’avère être non réaliste.

Le calendrier avait donné les dates suivantes pour six (6) grandes élections : référendum constitutionnel, le 19 mars 2023, élections couplées des collectivités territoriales (conseillers communaux, de cercles, régionaux et de district), le 25 juin 2023, élections législatives les 29 octobre et 19 novembre 2023, élection présidentielle les 4 et 18 février 2024.

Suivant la loi électorale n°2022-019 du 24 juin 2022, en son article 4, il appartient à l’Autorité indépendante de gestion des élections (Aige) de donner le calendrier électoral et non au gouvernement. L’article 4 dit que l’Aige a pour mission l’organisation et la gestion de toutes les opérations référendaires et électorales. C’est vous dire que le gouvernement a mis la charrue avant les bœufs.

Par rapport à l’Aige, nous avons vu la nomination du collège de l’Aige le 12 octobre 2022, la prestation de serment des membres le 20 octobre 2022 et la mise en place du bureau présidé par Me Moustapha Cissé le 27 octobre 2022.

Mais, les 15 membres de l’Aige au niveau national ont été mis en fonction le 10 janvier 2023 par le président de la Transition. Donc à deux (2) mois du référendum constitutionnel. Or, l’article 24 de la loi électorale dit que les coordinations au niveau des régions, du district, des cercles, des communes, ambassades et consulats sont mises en place six (6) mois avant le début des opérations référendaires et électorales et leurs missions prennent fin un (1) mois après la proclamation des résultats définitifs.

Nous constatons qu’en ce mois de février 2023, aucun démembrement de l’Aige n’est en place. Cela veut dire que si l’on respecte le délai de six (6) mois avant les élections, le référendum constitutionnel pourrait se tenir en septembre 2023.

Il faut ajouter à cela le fait que le président de l’Aige dit attendre la loi sur le découpage territorial avant le démarrage de la mise en place des démembrements. La prochaine session du Conseil national de transition (CNT) est pour le mois d’avril 2023. Donc, si on a la loi sur le découpage territorial en avril, il faut compter six (6) mois après soit novembre 2023 pour la tenue du référendum constitutionnel.

Que faudrait-il faire pour ne pas davantage heurter des partenaires qui souhaitent le retour rapide à l’ordre constitutionnel au Mali ?

A notre avis, l’Aige, qui a la responsabilité des élections, doit donner un nouveau calendrier électoral. Les six (6) grandes élections prévues ne pourront nullement se tenir.

Les élections des collectivités territoriales pourront attendre un nouveau gouvernement légitime. En nous référant au référendum constitutionnel, si le nouveau texte est adopté en septembre ou novembre, il y aura un temps de relecture d’au moins trois (3) mois de certaines lois. Il s’agit notamment de la loi électorale n°2022-019 du 24 juin 2022 et de la loi organique des députés n°02-010/ du 5 mars 2002.

En effet, l’article 96 de l’avant-projet de Constitution dit que le mode d’élection des députés ne sera plus le scrutin majoritaire, mais le mode de scrutin majoritaire, proportionnel ou mixte. De même, l’article 48 de l’avant-projet de Constitution dit que le second tour pour l’élection du président de la République aura lieu le troisième dimanche suivant la proclamation définitive des résultats du premier tour de l’élection présidentielle par la Cour constitutionnelle. Or, dans la Constitution du 25 février 1992, le délai entre le premier tour et le second tour est de deux (2) semaines.

Si on ajoute à cela la nouvelle loi sur le découpage territorial qui va faire passer le nombre des cercles de 49 à 156 probablement, la loi organique sera relue. C’est la loi organique qui a fixé le nombre des députés à 147 pour 49 cercles et 6 communes du district ; suivant le recensement administratif de 1996 qui donnait une population de 9 800 000 habitants au Mali. Aujourd’hui, le Mali dépasse les 20 millions d’habitants.

Pour le retour à l’ordre constitutionnel en février 2024, il est souhaitable d’avoir un calendrier réaliste avec 3 échéances électorales : le référendum, les élections législatives et l’élection présidentielle.

Quel commentaire faites-vous de la dernière Révision annuelle des listes électorales (Rale) ? S’est-elle tenue sur toute l’étendue du territoire national ? Est-elle fiable ?

La Modele a suivi l’observation de la Révision annuelle des listes électorales (Rale) dans la majorité des communes des 49 cercles et des 6 communes du district de Bamako. Cette révision s’est effectuée en l’absence des coordinations de l’Aige au niveau de la région, du district, du cercle, de la commune, et en contradiction avec l’article 57, alinéa 2 de la loi électorale qui prévoit qu’en année électorale, l’Aige assure le suivi et la supervision des opérations de révision des listes électorales.

Pour le mois de décembre, le travail des commissions a consisté en l’établissement des tableaux rectificatifs et leur transmission aux autorités pour acheminement à l’Aige ainsi qu’à la rédaction des procès-verbaux de clôture des opérations de la Rale. L’article 69 de la loi électorale spécifie que les modifications constituant le tableau rectificatif sont reportées sur la liste électorale pour l’année suivante. En année électorale, la nouvelle liste électorale résultant du tableau rectificatif est adressée par le ministère chargé de l’Administration territoriale à l’Aige en deux exemplaires en vue de la confection ou de la mise à jour du fichier électoral (article 70).

De façon générale, la Rale s’est déroulée malgré des difficultés liées à la transmission tardive des documents nécessaires dans certaines localités, notamment à Gourma Rharous lors du démarrage des activités ainsi qu’à l’insécurité ayant empêché l’opérationnalisation de plusieurs commissions administratives, notamment à Niafunké et à Gourma Rharous. A ces défis, s’est ajoutée une faible affluence des citoyens lors de cette opération de révision des listes électorales.

Les populations font généralement preuve de peu d’engouement pour la Rale et cela s’explique par plusieurs raisons. Il s’agit, entre autres aspects, de l’insuffisance d’information sur l’importance de ces opérations de révision ; de l’accès difficile à certaines communes pour des raisons de sécurité et d’inondations.

Etant donné les difficultés récurrentes rencontrées par les commissions administratives ainsi que par les populations lors des périodes de Rale, il serait utile pour l’administration comme pour les partis politiques et la société civile de réfléchir à des modifications à ce sujet.

Quels sont au juste les rapports entre votre Observatoire, en particulier, la Modele-Mali en général, et les organes désignés (Aige, ministère de l’Administration territoriale, Cour constitutionnelle, Cour suprême) pour préparer, conduire ou proclamer les résultats des prochaines élections générales ?

La Mission d’observation des élections au Mali (Modele-Mali) est le dispositif d’observation électorale mis en place par la Synergie 22, comprenant 43 organisations de la société civile malienne, composée de : l’Observatoire pour les élections et la bonne gouvernance au Mali (Observatoire), l’Association des jeunes pour la citoyenneté active et la démocratie (AJCAD), Doniblog (la Communauté des bloggeurs du Mali), Droits de l’Homme au Quotidien (DHQ) et Tuwindi.

La mission a commencé ses activités depuis le mois de juin 2021. Elle travaille en parfaite intelligence avec les autres acteurs du processus électoral, particulièrement les partis politiques, l’administration et les élus locaux. Suivant la loi électorale, c’est l’Aige qui est le répondant des observateurs nationaux et qui doit autoriser leur travail à travers une accréditation.

Quelle est la stratégie que vous avez déjà mise en place pour ne pas être pris au dépourvu au cas où les élections devaient se tenir demain ?

Autrement dit, avez-vous une force en attente, prête à tout moment à monter au front pour des élections crédibles, sincères et inclusives ?

La Modele-Mali, de juin 2021 à ce jour, a déployé 75 observatrices et observateurs à long terme (OLT) pour suivre les préparatifs des élections y compris l’élaboration de la loi électorale et les révisions annuelles des listes électorales de 2021 et 2022. En période électorale, elle va déployer en plus 3000 observatrices et observateurs à court terme (OCT).

L’objectif de la mission est d’observer et de rendre compte du déroulement de chaque phase du processus électoral des trois prochaines élections générales ; à savoir : le référendum, l’élection présidentielle ainsi que les élections législatives. L’observation électorale de la Modele-Mali permettra ainsi de renforcer la transparence et la confiance des citoyennes et citoyens maliens dans les scrutins à venir.

La Modele-Mali bénéficie d’un financement de l’Union européenne et est appuyée dans ses enjeux méthodologiques par l’Assistance technique électorale internationale dépendant de la Délégation de l’Union européenne au Mali (ATE-DUE) et dans ses aspects logistiques et opérationnels, par le Centre européen d’appui électoral (ECES).

La nouvelle carte d’identité nationale biométrique sera-t-elle la seule carte d’électeur ? Si oui, est-ce qu’il n’y a pas le risque de voir beaucoup d’électeurs privés de leur droit de vote quand on sait que le processus de délivrance est très lent à ce niveau. Y a-t-il dans votre chapeau une solution de rechange à proposer à la sagacité des autorités ?

La nouvelle carte d’identité biométrique est une épine dans les pieds du gouvernement de Transition.

L’article 71 de la loi électorale dit qu’il doit être remis à chaque électeur, au plus tard quarante-huit (48) heures avant le jour du scrutin, une carte d’électeur biométrique dont le modèle et le libellé sont fixés par décision du président de l’Aige. Les cartes d’électeur biométriques sont remises à leurs titulaires dans les conditions de délais et de procédure déterminées par le président de l’Aige. La carte d’électeur est personnelle et incessible. Sa falsification est interdite.

Aujourd’hui, les autorités de la Transition veulent que la carte d’identité biométrique remplace la carte d’électeur. Cela implique une relecture de la loi électorale avant même les élections. En plus, cela va empiéter sur le droit de vote des citoyens. Il n’est pas évident que près de 8 millions de Maliens, potentiels électeurs, rentrent en possession de la carte d’identité biométrique avant les élections.

A notre avis, une véritable stratégie doit être conçue pour l’obtention de la carte d’identité biométrique. La stratégie actuelle est uniquement basée sur Internet. Or, la majorité des Maliens n’utilise pas Internet.

Votre fin mot de la fin ?

Les normes et conventions internationales qui règlementent la démocratie et la bonne gouvernance ont été adoptées par le Mali. On peut, entre autres, citer la Déclaration de Bamako de 2000, le Protocole additionnel de la Cédéao de 2001 et la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance de 2007.

Ces instruments juridiques internationaux disent qu’il faut promouvoir la tenue régulière d’élections transparentes, libres et justes afin d’institutionnaliser une autorité et un gouvernement légitimes. Ils insistent sur le fait que toute accession au pouvoir doit se faire à travers des élections libres, honnêtes, et transparentes.

Propos recueillis par El hadj A. B. HAIDARA

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