DR. MOUMOUNI GUINDO, PRESIDENT DE L’OCLEI ET AUTEUR: « Le contrôle de nos finances publiques est défaillant »

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Dans l’interview ci-dessous, Dr. Moumouni Guindo, président de l’Office central de lutte contre l’enrichissement illicite (Oclei), qui vient de publier un livre consacré à cet effet, fait le diagnostic sans complaisance du contrôle au Mali, une notion qui reste, selon lui, au stade des intentions politiques à cause de la redondance des structures de contrôle, mal structurées et inopérantes, mais aussi et surtout à l’impunité érigée en mode de gestion des affaires publiques. Il livre des pistes de réflexion en vue pour un contrôle rigoureux, gage de progrès économique et social. Entretien.

ujourd’hui-Mali : Dr. Moumouni Guindo, vous venez de publier chez L’Harmattan un livre intitulé « Le contrôle des finances publiques au Mali. D’indispensables réformes ». Quels sont vos principaux constats sur le contrôle des finances publiques au Mali ?

Moumouni Guindo : Le contrôle des finances publiques au Mali est un système défaillant. Il ne remplit pas tous les critères d’un véritable système tel qu’exigé par les principes de la théorie générale des systèmes de Ludvigvon Bertalanffy (scientifique autrichien, 1901-1972) et la théorie des contraintes de Eliyahu Moshe Goldratt (scientifique israélien, 1947-2011), tous deux de réputation mondiale.

En effet, le contrôle des finances publiques est constitué, au Mali, de structures et de procédures éparses non ou mal intégrées, qui ont tendance à évoluer isolément alors qu’un système exige une action articulée, coordonnée et complémentaire. C’est la complémentarité qui rend un système opérationnel, efficace et même efficient.

Les nombreuses réformes qui se sont succédé au Mali se sont focalisées sur le contenant, c’est-à-dire l’organisation et le fonctionnement des organismes. Les organismes se sont multipliés sans cesse. Ainsi, en 1965 le Mali comptait 25 directions nationales ; en 2015, il y avait 434 services centraux. C’est une augmentation de plus de 1600 % en 50 ans.

Les services eux-mêmes n’ont cessé de se multiplier. Ainsi, la seule direction nationale des impôts et des douanes de 1967 a été scindée plusieurs fois pour aboutir, aujourd’hui, à 5 directions : direction nationale du trésor et de la comptabilité, direction générale des impôts, direction générale des douanes, direction nationale du cadastre, direction nationale des domaines.

En 1961, il y avait une seule inspection ministérielle ; il y a aujourd’hui 16 inspections en plus du Contrôle général des services publics et du Vérificateur général qui, eux aussi, sont des organismes de contrôle administratif comme les inspections. L’organisation et les règles de fonctionnement de ces services ont beaucoup changé ; mais leurs missions et leurs procédures sont demeurées presque stationnaires.

Les rares évolutions sont influencées par l’extérieur : soit par un pays (France, Canada), soit par une organisation communautaire, notamment l’Union économique et monétaire ouest-africaine. Il y a donc eu très peu de réflexions et d’actions endogènes pour faire évoluer, innover et améliorer les missions et les attributions des services publics. Or, ce sont l’organisation et les règles de fonctionnement des services opérationnels qui constituent ce qu’on appelle « contrôle interne ». La faible évolution du contrôle interne n’a pas permis de renforcer les procédures face aux risques de mauvaise gestion, de faute de gestion, de fraude et même de détournement.

Concrètement qu’avez-vous constaté en termes financiers ?

Les défaillances des contrôles ont été décrites par les organismes de contrôle administratifs externe. Ainsi, pour la période de 2005 à 2019, j’ai pu dénombrer 1266 milliards de F CFA au titre des irrégularités financières découvertes par le Vérificateur général (2005-2019) et les Inspections sectorielles selon le Contrôle général des services publics (2010-2016) et la Cellule d’appui aux structures de contrôle de l’administration (2010-2012).

C’est dire que ce n’est que la partie visible de l’immense iceberg. En effet, ces chiffres ne concernent pas tous les contrôles effectués dans la période. Mais surtout, les contrôles ayant abouti au montant sus-évoqué ont porté sur moins de 5 % de l’ensemble des services publics du Mali.

Toutes les irrégularités financières ne sont pas des détournements, car certaines se rapportent aux mauvaises gestions, notamment les gaspillages, les acquisitions de biens ou services non nécessaires ou les recettes exigibles non encore recouvrées, etc. D’aucuns diraient aussi qu’il faille attendre les décisions judiciaires. Mais, il reste constant que ce sont des irrégularités, des anomalies et très souvent des pertes réelles d’argent.

Selon vos recherches, quelles sont les principales causes de l’inefficacité du contrôle des finances publiques au Mali ?

La principale cause réside dans l’impunité. Le premier facteur d’impunité procède de la non-mise en œuvre de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics ?

C’est quoi la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics ?

La responsabilité personnelle et pécuniaire est l’obligation faite par la loi à un comptable public de rembourser au Trésor public, sur ses propres biens, les pertes d’argent subies par l’Etat et résultant de la mauvaise tenue de sa comptabilité. Ces pertes d’argent peuvent être des manquants ou déficits de caisse, des dépenses payées irrégulièrement, des recettes non recouvrées ou une indemnité payée par l’Etat ou une collectivité par la faute du comptable.

Comment cette responsabilité personnelle et pécuniaire est-elle mise en œuvre ?

Chaque année, les comptables publics principaux doivent transmettre leur compte de gestion à la juridiction des comptes, c’est-à-dire la Section des comptes de la Cour suprême. La Section des comptes doit examiner les écritures et pièces comptables. Si elle trouve des anomalies, notamment des manquements, alors elle doit prononcer un débet.

C’est quoi le débet ?           

Le débet est la somme d’argent que le juge des comptes ou le ministre chargé des Finances demande à un comptable public de verser au Trésor à la suite d’un contrôle effectué sur ses comptes. Le comptable public doit verser cette somme d’argent à partir de son propre patrimoine. A titre de garanties, les comptables publics doivent déposer un cautionnement (une caution comme on dit) au niveau du Trésor. En plus, tous leurs biens sont en sûreté auprès du Trésor. En d’autres termes, le Trésor public a un privilège sur leurs biens meubles ; et tous leurs biens immeubles sont sous hypothèque légale en faveur du Trésor public.

C’est-à-dire ?

Lorsque le juge des comptes prononce un débet, le ministre chargé des Finances doit exécuter l’arrêt, la décision de la Cour suprême. L’exécution va consister à « confisquer » le cautionnement. Si cette garantie est insuffisante, le ministre chargé des Finances fera vendre les biens personnels du comptable en question pour verser le produit de la vente au Trésor jusqu’à concurrence du montant du débet. C’est pourquoi, normalement, tous les comptables publics doivent déclarer au Trésor tous leurs biens meubles et immeubles en vue de l’inscription des privilèges sur les meubles et des hypothèques sur les immeubles.

Y a-t-il eu des cas concrets de débet ?

Malheureusement, de 1960 à 2020, il n’y a jamais eu de débet mis en œuvre au niveau de la juridiction des comptes. En effet, de 1960 à 1991 aucun compte public n’a été jugé par la Section des comptes de la Cour suprême. En 2013, il y a eu une loi qui a validé, donc sans jugement, tous les comptes de l’Etat de 1960 à 1991.

Ensuite, en 2013, la Section des comptes a procédé au jugement accéléré des comptes pour la période de 1992 à 2008. Il y a eu environ 4700 jugements en quelques jours à travers un examen sommaire des pièces. Aucun débet n’a été prononcé. Les véritables jugements n’ont commencé qu’à partir de 2014. De 2014 à 2018, la Section des comptes a rendu environ 1100 arrêts portant jugement de comptes pour les années 2009 à 2011. Mais, la procédure de jugement n’est pas encore terminée, car il faut que les arrêts soient notifiés aux comptables concernés avant la mise en œuvre des éventuels débets.

Il y a donc du chemin à faire pour mettre en œuvre la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics…

Oui, il y a du chemin. Mais, une bonne partie du chemin a été parcourue car la Section des comptes s’attelle très activement depuis quelques années. Elle est entravée par diverses difficultés. Elle ne dispose pas des ressources humaines. Pour environ 1000 comptes à juger par année, elle n’a que 18 conseillers. C’est largement insuffisant. Les juridictions financières françaises (Cour des comptes et cours régionales des comptes) fonctionnent avec plus de 1700 agents !

La Section des comptes fait face, en outre, à une insuffisance chronique de ses moyens financiers. Or, la loi organique de 2016 a étendu la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics aux comptables-matières et aux contrôleurs financiers, ce qui est une excellente chose.

En outre, la Section des comptes doit juger les ordonnateurs à travers sa chambre de discipline financière et budgétaire. Elle a donc un vaste champ de compétence et sa mission est cruciale, structurante. Ses moyens humains et financiers sont, par contre, réduits. C’est l’origine du dysfonctionnement. Le dysfonctionnement s’est sédimenté sur plusieurs décennies. Il n’est pas le fait des responsables actuels ou récents de la Cour suprême.

Quels autres facteurs avez-vous identifiés ?

Les contrôles internes sont défaillants. Par contrôles internes, il faut entendre les procédures internes aux services pour s’assurer que les tâches sont accomplies conformément à la réglementation ; ce sont les autocontrôles faits par les agents et leurs supérieurs hiérarchiques. Il y a aussi les contrôles effectués par des organismes comme le contrôleur financier ou les services de la direction générale des marchés publics en ce que leurs diligences sont des contrôles dits a priori ou concomitants car effectués pendant le processus des opérations.

Quels problèmes y a-t-il à ce niveau ?

Mes recherches établissent qu’au Mali, les contrôles internes sont complexes, longs, redondants et parfois trop techniques pour les agents. Cette situation favorise erreurs et fraudes. L’informatique aurait pu aider à améliorer grandement l’efficacité des opérations. Mais, le potentiel informatique est mal exploité. Dans la plupart des cas, les procédures manuelles classiques sont maintenues parallèlement au système informatique : on accomplit les mêmes actes parallèlement sur papier et dans l’application informatique, ce qui allonge les délais de traitement et génère des coûts. Bien souvent, les procédures sont conçues et mises en place par une loi ou un règlement sans intégrer le potentiel informatique déjà existant. C’est ce que j’appelle le déficit de dialogue entre le droit et l’informatique. On manque des opportunités.

En outre, il y a tellement de sources et de références que les agents se perdent entre les lois, les décrets, les arrêtés, les décisions, les notes de service, les instructions pratiques d’application et les manuels de procédures.

Qu’en est-il des sanctions pénales et des sanctions administratives ?

Le Mali a été victime de sa grande ambition et de sa volonté d’extrême sévérité contre la délinquance financière dans la sphère publique. Dès 1966, le Mali a créé le crime d’atteinte aux biens publics. En 1974, les autorités ont décidé de sanctionner de la peine de mort les auteurs d’atteinte aux biens publics à partir de 10 millions de francs maliens, seuil rapidement porté à 20 millions de francs maliens, soit 10 millions de F CFA. En 2001, la peine de mort a été remplacée par la réclusion criminelle à perpétuité à partir de 50 millions de F CFA.

Dans la réalité, il y a eu peu de condamnations. La rareté des jugements a créé un sentiment d’impunité alimenté par une impunité réelle alimentée par le fait que les rares cas traduits en justice n’aboutissent pas du tout ou débouchent sur des sanctions légères, voire des acquittements purs et simples.

L’impunité est également favorisée par des procédures qui s’enlisent soit naturellement, soit par l’effet des privilèges de juridiction et des immunités dont bénéficient certains agents publics. Quant aux sanctions administratives et disciplinaires, elles sont encore plus rares.

Qu’en est-il des organismes de contrôle eux-mêmes ?

Les organismes de contrôle interne aux services ne fonctionnent pas beaucoup. Ils ont tendance à s’installer dans la routine ambiante. J’ai surtout observé une tendance systémique à la multiplication des organismes internes de contrôle dans certaines administrations. Par exemple, dans une administration financière, il existe actuellement quatre organismes de contrôle qui fonctionnent parallèlement et qui contrôlent les mêmes opérations et les mêmes agents. Il en résulte une confusion certaine.

Quant aux organismes de contrôle dits du contrôle administratif, ils n’ont cessé de se multiplier. En 1961, il n’y avait qu’une seule inspection. Aujourd’hui, il y a 16 inspections sectorielles en plus du Contrôleur général des services publics et le Vérificateur général. Il y a beaucoup d’intersections entre elles. Par exemple, le Vérificateur général, le Contrôle général des services publics et l’Inspection des finances ont compétence nationale et universelle sur toutes les opérations de recettes et de dépenses accomplies par l’ensemble des services publics.

Les inspections sectorielles souffrent d’insuffisances chroniques de ressources humaines et financières. Aucune inspection n’a le personnel requis par son cadre organique en effectif et en profil. Hormis au Bureau du Vérificateur général, les personnels surtout les inspecteurs des autres structures évoluent dans un contexte psychologique défavorable ; ils ne sont pas valorisés ; ils sont donc assez souvent peu ou non motivés dans leurs fonctions. En outre, les plans de formation ne sont pas appliqués ; il y a donc quelques fois des déficits de formation.

Cet ensemble de facteurs se déteint sur la performance des structures de contrôle administratif.

La combinaison des déficiences de contrôle interne, de contrôle externe administratif et de contrôle juridictionnel explique la contre-performance du contrôle des finances publiques au Mali.

A suivre.

Réalisé par El Hadj A.B. HAIDARA

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